Une fable scientifique de Carl Sagan, résumé excellent des
5 stades de l'évolution de la vie, et hommage respectueux au génie
de cet homme.
Le peuple des étoiles
Il était une fois, il y a dix ou quinze milliards
d'années, un univers sans forme. Il n'y avait ni galaxies, ni
étoiles, ni planètes, ni vie. Les ténèbres régnaient sur l'abîme.
L'univers était composé d'hydrogène et d'hélium. Le Big Bang venait
de se produire, et les débris de l'explosion - création de l'univers
ou cendres d'une précédente incarnation - se répandaient doucement
dans l'espace.
Mais l'hydrogène et l'hélium ne se répandaient pas régulièrement.
Ici et là, dans la ténèbre, par hasard, le gaz se concentrait
un peu plus qu'ailleurs. Ces poches croissaient imperceptiblement
aux dépens de leur entourage, attirant par la force de leur gravitation
une masse grandissante de gaz environnant. Au fur et à mesure
que ces poches grandissaient, leurs noyaux les plus denses, gouvernés
par les lois inexorables de la gravitation et de la conservation
du moment angulaire, se contractaient et accéléraient leur rotation.
A l'intérieur de ces grands globes ou roues gazeux, de petits
fragments de plus grande densité se concentraient, puis éclataient
en milliards de boules gazeuses en condensation.
La contraction conduisait à de violentes collisions des atomes
au centre de ces boules. Les températures croissaient tellement
que les électrons étaient arrachés des protons dans les atomes
d'hydrogène. Les protons, porteurs de charges positives similaires,
se repoussent habituellement. Mais après un moment, les températures
au centre des boules gazeuses devenaient telles que les protons
se heurtaient avec une énergie extraordinaire - une telle énergie
que la barrière électrique qui entourait le proton était brisée.
Une fois la pénétration effectuée, les forces nucléaires - qui
maintiennent ensemble les éléments constituants du noyau atomique
- entraient en jeu. A partir de l'hydrogène, corps le plus simple,
l'hélium, qui vient après dans la chaîne de complexité, se formait.
Mais dans la synthèse de l'hélium à partir de l'hydrone, un surplus
d'énergie est libéré. Cette énergie, frayant son chemin à travers
la boule de gaz, arrivait à la surface et rayonnait dans l'espace.
La boule de gaz s'allumait. La première étoile était née. Et la
lumière fut. Les étoiles évoluaient durant des milliards d'années,
convertissant lentement l'hydrogène en hélium dans leurs entrailles,
transformant en énergie la petite différence de masse, et inondant
les cieux de lumière. A l'époque il n'y avait pas de planètes
pour capter cette lumière, ni de formes de vie pour s'émerveiller
de l'éclat des cieux. La conversion de l'hydrogène en hélium ne
pouvait pas se prolonger indéfiniment. Il arrivait que, dans les
entrailles brûlantes des étoiles, où la fournaise avait raison
des forces de répulsion électrique, tout l'hydrogène fût consumé.
C'était la panne de carburant. Le four ne résistait plus à la
pression des couches stellaires ; les astres reprenaient leur
processus de contraction, d'effondrement interne, interrompu un
milliard d'années auparavant par la mise à feu. Dans la contraction
qui s'ensuivait, de plus hautes températures étaient atteintes,
si hautes, que les atomes d'hélium - cendres du feu primitif -
devenaient utilisables comme carburant astral. Des réactions nucléaires
plus complexes intervenaient au coeur des étoiles - maintenant
gonflées et distendues, géantes et rouges. L'hélium se convertissait
en carbone, le carbone en oxygène et en magnésium, l'oxygène en
néon, le magnésium en silicium, le silicium en soufre, et ainsi
s'édifiait la table périodique des éléments, selon les arcanes
d'une alchimie titanesque. De vastes et complexes réactions en
chaîne construisaient certains noyaux. D'autres noyaux atomiques
s'amalgamaient pour former des noyaux beaucoup plus complexes.
D'autres encore se fragmentaient ou se combinaient avec des protons
pour constituer des noyaux un tout petit peu plus complexes.
Mais, à la surface des géantes rouges, la gravité était faible,
tellement les astres s'étaient agrandis. Les couches externes
des géantes rouges se dissolvaient lentement dans l'espace interstellaire,
l'enrichissant de carbone, d'oxygène, de magnésium, de fer, et
de tous les éléments plus lourds que l'hydrogène et l'hélium.
Dans certains cas les couches externes disparaissaient lentement,
comme les peaux d'un oignon que l'on pèle. Dans d'autres cas une
colossale explosion nucléaire ébranlait l'étoile, projetant à
grande vitesse dans l'espace interstellaire la plus grande partie
de l'enveloppe astrale. Que ce fût par dispersion ou par explosion,
la matière stellaire était réinjectée dans le gaz obscur et léger
d'où les astres avaient pris naissance.
Et c'est là que prenaient naissance les générations suivantes
d'étoiles. A nouveau les amas en condensation commençaient à tourner
sur eux-mêmes et à opérer la métamorphose du gaz stellaire en
matière astrale. Mais ces étoiles de la seconde et de la troisième
génération étaient enrichies en éléments lourds, hérités de leurs
ancêtres. Alors, comme les étoiles se formaient, des condensations
plus petites apparaissaient à proximité, beaucoup trop petites
pour former des brasiers nucléaires et devenir des étoiles. De
petites mottes de matière dense et froide se formaient à partir
du nuage en rotation, qui seraient plus tard illuminées par les
feux nucléaires qu'elles ne pouvaient pas engendrer seules. Ces
caillots modestes donnaient naissance aux planètes : certains,
énormes et gazeux, composés principalement d'hydrogène et d'hélium,
étaient froids et éloignés de l'étoile mère ; d'autres, plus petits
et plus chauds, perdant lentement le gros de leur hydrogène et
de leur hélium qui s'évanouissait dans l'espace, donnaient une
différente sorte de planète - rocheuse, métallique, au sol dur.
Ces petits débris cosmiques, en se figeant et en s'échauffant,
libéraient de petites quantités de gaz riches en hydrogène, emprisonnées
en leur sein durant le processus de formation. Certains gaz se
condensaient à la surface, formant les premiers océans ; d'autres
se maintenaient au-dessus de la surface, formant les premières
atmosphères - atmosphères différentes de l'actuelle atmosphère
terrestre, composées de méthane, d'ammoniaque, d'hydrogène sulfureux,
d'eau et d'hydrogène - un mélange nauséabond et irrespirable pour
les humains. Mais ce n'est pas encore une histoire humaine.
La clarté des étoiles irradiait cette atmosphère. Le Soleil provoquait
des orages, éclairs et tonnerre. Des volcans entraient en éruption,
la lave brûlante réchauffant l'atmosphère à proximité de la surface.
Ces processus brisaient les molécules de l'atmosphère primitive.
Mais les fragments se recomposaient en molécules de plus en plus
complexes, qui tombaient dans les océans primitifs, où elles entraient
en interaction, et se déposaient par hasard dans les argiles :
un processus étonnant de rupture, nouvelle synthèse, transformation,
un lent mouvement vers des molécules d'une complexité croissante,
suivant les lois de la physique et de la chimie. Au bout d'un
certain temps, les océans prirent la consistance d'un tiède bouillon.
Parmi les espèces innombrables de molécules organiques complexes
qui se formaient et se dissolvaient dans cette soupe, un jour
surgit une molécule capable de se recopier elle-même - une molécule
qui influençait suffisamment les processus chimiques dans son
entourage pour que surgissent d'autres molécules qui lui soient
identiques - une molécule qui s'autoreproduisait. Ça marchait
plus ou moins bien. Les copies n'étaient pas parfaites. Mais bientôt
elle commença à prendre le pas sur les autres molécules des eaux
primitives. Les molécules qui produisaient des copies d'elles-mêmes
prenaient le dessus, les autres non. Les premières, à force de
se multiplier, devenaient surabondantes. Comme le temps passait,
le processus de copie gagnait en exactitude. Certaines molécules
étaient transformées en vue de fournir le matériau de la copie.
Un atout minime et imperceptible au départ devint bientôt, par
l'effet de progression géométrique, le processus dominant dans
les océans.
Des systèmes reproducteurs de plus en plus élaborés se firent
jour. Les meilleurs systèmes produisaient le plus grand nombre
de copies. Les moins bons en produisaient moins. Bientôt, la plupart
des molécules s'organisèrent en collectifs moléculaires, en systèmes
de duplication. Certes, ces molécules n'éprouvaient pas le moindre
désir reproducteur, ou n'agissaient pas en fonction d'une idée
préconçue ; simplement, les molécules duplicatrices fabriquaient
des copies, et bientôt le visage de la planète s'en trouva transformé.
A terme, les mers furent emplies de ces systèmes moléculaires
à l'oeuvre : formation, métabolisation, duplication... formation,
métabolisation, duplication... formation, métabolisation, mutation,
duplication... Des systèmes élaborés surgirent, des systèmes moléculaires
pourvus d'un comportement, se rendant là où le matériau abondait,
évitant les systèmes rivaux. La sélection naturelle commença à
opérer, sélectionnant les combinaisons moléculaires les plus douées,
par hasard, pour la duplication.
Pendant tout ce temps les matériaux étaient produits, principalement
sous l'effet du rayonnement, et l'action de la foudre, dus à l'étoile
voisine. Les processus nucléaires internes de l'astre conduisaient
les processus planétaires, et ceux-ci menaient à la vie, et la
nourrissaient.
Comme le matériau commençait à s'épuiser, un nouveau type de système
moléculaire surgit, capable de produire du matériau de construction
moléculaire en son sein, à partir de l'air, de l'eau, et du rayonnement
solaire. Les premiers animaux furent rejoints par les premiers
végétaux. Les animaux devinrent des parasites des plantes, eux
qui dépendaient jusque-là de la manne stellaire tombant du ciel.
Les végétaux transformèrent progressivement la composition de
l'atmosphère ; l'hydrogène s'évanouit dans l'espace, l'ammoniaque
se transforma en azote, le méthane en gaz carbonique. Pour la
première fois, l'oxygène était produit en quantités importantes
dans l'atmosphère - l'oxygène, gaz mortellement dangereux, capable
de reconvertir toutes les molécules autoreproductrices en gaz
simples comme le gaz carbonique et l'eau.
Mais la vie affronta ce suprême défi : dans certains cas en s'établissant
dans des milieux d'où l'oxygène était absent, mais - dans les
cas les plus réussis - en évoluant non seulement de façon à ne
pas être détruite par l'oxygène, mais aussi de façon à l'utiliser
pour accroître l'efficacité de la métabolisation des matériaux
nourriciers.
Le sexe et la mort apparurent - processus qui accrurent notablement
le taux de la sélection naturelle. Certains organismes acquirent
des parties solides, grimpèrent sur le rivage, et survécurent
sur la terre ferme. Le rythme de productions de formes de plus
en plus complexes s'accéléra. Les espèces volantes firent leur
apparition. D'énormes quadrupèdes écumèrent les jungles torrides.
De petits animaux virent le jour, naissant vivants, à l'air libre,
et non pas dans des réservoirs à coquille dure emplis de répliques
du milieu marin primitifs. Ils survécurent à force de vitesse
et d'astuce - et, de plus en plus, durent leur savoir moins à
la programmation moléculaire qu'aux leçons des parents et à l'expérience.
Durant tout ce temps le climat se modifiait sans cesse. De légères
variations dans le débit du rayonnement solaire, le mouvement
orbital de la planète, les nuages, les océans et les calottes
polaires produisaient des changements climatiques, gommant de
la surface de la planète des groupes entiers d'organismes, et
provoquant la prolifération exubérante d'autres groupes, jusque-là
insignifiants.
Et alors... la Terre se refroidit quelque peu. Les forêts reculèrent.
De petits animaux arboricoles descendirent des arbres pour chercher
fortune dans les savanes. Ils se redressèrent et prirent l'habitude
de se servir d'outils. Ils communiquèrent entre eux en produisant
des vibrations dans l'air avec leurs organes de respiration et
de manducation. Ils découvrirent que la matière organique pouvait,
sous une température suffisante, se combiner avec l'oxygène atmosphérique
pour produire le plasma brûlant et stable appelé feu. L'apprentissage
d'après la naissance fut considérablement accéléré par l'interaction
sociale. La chasse communautaire se développa, l'écriture fut
inventée, les structures politiques évoluèrent, la magie et la
science, la religion et la technique firent leur apparition.
Et puis, un jour vint une créature dont le matériau génétique
ne différait en rien d'essentiel des systèmes moléculaires autoreproducteurs
de n'importe quel autre organisme de sa planète, qu'il appelait
la Terre. Mais il était capable de scruter le mystère de ses origines,
le chemin étrange et tortueux par lequel il avait surgi du matériau
astral. Il était matière cosmique capable de se penser. Il considérait
l'énigme de son avenir problématique. Il s'appelait lui-même l'Homme.
Il appartenait au peuple des étoiles. Et il avait la nostalgie
des étoiles.
Carl Sagan. "Cosmic Connection ou l'appel des étoiles".
Editions du Seuil. "Points Sciences". 1975
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